Et si un jour, vieillir était considéré comme un délit !

Dans l’océan des injures que sont trop souvent les réseaux sociaux, il est donné de recueillir des bouteilles à la mer, porteuses de message, se révélant de justes alertes que je voudrais vous partager.

Je reprends scrupuleusement le cri entendu :

« Je n’en peux plus de vivre dans une société qui n’aime pas les vieux. Je suis fatiguée d’entendre que nous sommes inutiles, coûteux, dépendants, malades et déments.  Même mes propres enfants pensent ça. La preuve, c’est que seule ma fille vient me voir. J’ignore d’ailleurs si ses visites vont durer car elle m’a avoué que ça lui coûtait de venir tant elle ne supportait ni ces lieux ni ce que j’étais devenue  » 

Comment ne pas être troublés à l’écoute d’une telle détresse ; elle ne peut nous laisser indifférents pour traduire l’oubli dans lequel sont plongés trop de nos aînés, ‘placés’ dans des établissements qui, trop souvent les mettent inexorablement en retrait de la société.

Quelle attente, quelle espérance les habitent ? La finitude les a rejoints, les emportant dans un anonymat que scelle le vertige d’une incompréhension pour se demander pourquoi suis-je encore là, envahi par ce sentiment d’inutilité lié à la fragilité.

Or, l’humanisme d’une société se mesure à l’aune de son attention à la vulnérabilité !

Le mal-être de nos grands aînés, que relaient les soignants, doit nous interroger sur notre capacité à introduire une générosité des relations sans laquelle est vaine toute vigilance à l’égard de ceux qui, voyant leurs forces décliner, se sentent perdus.

Quelle place leur réservons-nous dans un contexte où l’immédiateté se présente comme une tyrannie qui enferme dans des finitudes prégnantes, anesthésiées par des illusions que chacun saura nommer, sans qu’il soit utile de les rappeler.

Faute de se dé-corréler de ce « tout, tout de suite », il s’ensuit une finitude qui éloigne de la transcendance offrant à la vie un espace vital. La spiritualité, oubliée, rejetée, tout se joue alors sur des certitudes qui ne tiennent que le temps des réussites provisoires. Aussi, lorsqu’elles s’effacent et que la solitude surgit, un sentiment amer se dresse : pourquoi continuer à vivre ?  

La question est souvent formulée par ceux qui vivent l’angoisse de la finitude. Comment l’apaiser quand il n’y a personne pour entendre et comprendre, d’où l’urgente nécessité de penser autrement l’hospitalité que nous devons réserver à nos aînés ; l’enjeu sociétal est majeur.

Jamais dans l’histoire des pays riches, l’espérance de vie n’a été aussi grande, mais pour autant, il faut veiller à ce que ce vieillissement ne puisse un jour être considéré comme un délit : celui de vivre trop longtemps, trop mal, de ne pas faire ce qu’il faut pour éviter de devenir tout simplement …un vieux.

Le défi à relever n’est pas sans introduire l’inouï qui ne se dit pas avec des mots, mais avec des engagements qui éveillent d’autres possibles quand le cœur trouve enfin sa place.

Je ne vous ferai pas mystère de ma joie pour avoir été touché par ces deux jeunes qui, s’adressant à leurs aînés, leur disent simplement : nous prendrons soin de vous.

Puissions-nous nous associer à cette promesse qui lézarde les finitudes.

Bernard Devert

juin 2023

Un jour qui fit grand bruit

Pentecôte, ce 50ème jour après la résurrection, un jour qui fit grand bruit, comme le soulignent les Actes des Apôtres.

Ce jour dévoile ce que nous sommes. Il met en nous ce vif désir de vivre autrement pour prendre le risque d’accueillir l’Autre, les autres. Comment ne pas entendre ici les mots de René Char : « Va vers ton risque, à te regarder ils s’habitueront ».

Un jour qui fit grand bruit.

Pas ce bruit qui blesse et enferme mais, paradoxalement, celui du silence qui éveille aux appels intérieurs suscitant ces ruptures nécessaires pour créer des espaces de communion.

La foule se rassembla. L’improbable se propose à la liberté de chacun. Il s’ensuit un étonnement au regard des diversités culturelles, sociales. Comment est-ce possible. Chacun entend dans sa langue une parole qui ouvre si grand le cœur que tous éprouvent la joie d’être aimés d’un même amour.

Un jour qui fit grand bruit.

Jour de proclamation du kérygme où L’homme entend en même temps la parole du frère. Cette reconnaissance donne naissance à un appel qui fait surgir le besoin de faire du neuf. Ils étaient unis et mettaient tout en commun, vendaient leurs propriétés, leurs biens pour partager entre tous, selon leurs besoins (Actes 2-45).

Saint Exupéry dans ‘Citadelle’, dit que la voix de Dieu …est recherche et soif inexprimable. En ce jour qui fit grand bruit, ellesuscite des relations transformées, nées de l’inouï de ce bouleversement qui nous fait quitter un égoïsme absurde.

Quand l’homme prend conscience de ce qui l’humanise ou le divinise, ce qui est une même réalité, il est enfin libéré de ce qui l’enchaîne, d’où cet appel au partage pour entrer dans des inattendus, jusque-là esquissés mais souvent reportés sine die.

En ce jour qui fit grand bruit, le partage apparaît pour ce qu’il est, un bonheur qui n’est pas simplement le fait de donner mais de se donner. Alors, s’opère la défaite de nos défaitismes pour privilégier l’intelligence de la vie, cet apprivoisement que comprend si bien le Petit Prince pour l’accueillir comme création de liens vers l’essentiel.

En ce jour qui fit grand bruit, le Vivant n’est plus perçu dans un ailleurs ou comme un vague espoir ; Il se reçoit dans un émerveillement qui désarme. L’autre n’est plus l’étrange, l’étranger.

Dans ‘Pilote de guerre’ Saint-Exupéry dit en substance que là où le message du Christ est entendu, les hommes sont égaux dans leurs droits…égaux dans leurs devoirs. Ne trouve-t-on pas ici les valeurs qui guident et portent nos engagements pour bâtir un monde plus humain où le « vivre ensemble » trouverait enfin sa place.

Terre des Hommes, qu’as-tu fait de ton âme ?

La réponse est celle d’un bouleversement né de l’écoute de la déchirure de nos enfermements. S’ouvre alors ce passage qu’est la Pâque, non plus imaginée, souhaitée, mais habitée.

Bernard Devert

Mai 2023

Urgence et justice que de prendre-soin des soignants

Dans ces moments où la vie est confrontée à la maladie, au handicap ou à la grande dépendance consécutive à l’âge, l’existence, alors lézardée de fatigue, trouve avec les soignants, plus particulièrement ceux qu’on nomme les aides-soignants, les auxiliaires de vie, un singulier soutien.

Ces soignants sont pour la société, des anonymes dont la mission dans les hôpitaux, les maisons de retraite médicalisées et les centres de réadaptation, demeure inconnue jusqu’au jour où les accidents de la vie nous font entrer dans ces lieux où soudain tout vacille jusqu’à retenir le souffle ; qu’allons-nous devenir ?

Dans ce malaise que traverse le monde de la santé, il est juste d’exprimer une reconnaissance aux soignants, tout particulièrement à ceux considérés à tort comme les ‘petites mains des soins’ qui se révèlent celles qui rattachent à la vie dans ces moments où l’inquiétude et l’angoisse étreignent.

Qui se soucie vraiment de ce que vivent ces soignants, essentiellement des femmes. Venant souvent de contrées lointaines, elles s’approchent au plus près de ceux dont les corps blessés et meurtris appellent des gestes réparateurs suscitant des complicités discrètes, conférant au dévoilement des corps une relation pudique.

Les échanges entre soignés et soignants sont trop courts. Il s’ensuit peine et malentendus en raison d’une horloge qui n’est pas la même pour chacun d’eux ; les premiers ont du temps, souvent trop. Les seconds n’en ont pas assez, d’où le regret amer d’observer que leur mission n’est pas suffisamment prise en compte pour ne pas se réduire à poser des actes, mais à écouter, comprendre, ce qui fut souvent la raison et le cœur même de leur engagement.

Désirer s’approcher de ceux qui ont mal, c’est être habités par le désir de prendre soin de l’autre, jamais étranger à la détermination de soutenir, de compatir, d’aimer.

Qui se soucie aussi des deuils que vivent les soignants lorsque la mort emporte vers une autre rive ceux qu’ils ont aidés. Des larmes discrètes, souvent, se font jour sur leurs visages. A qui peuvent-ils parler de leur peine, de leur quotidien avec la proximité de la mort, recueillant de ceux qu’ils accompagnent une dernière confidence, conférant à jamais un lien dont l’écrin est le silence.

Le corps médical est un corps d’élite. Il mène un combat sans que pour autant la société éprouve le désir de le défendre. Cette prise de conscience devrait être une invitation à faire cesser cet oubli injuste.

Dans cette perspective deux priorités doivent impérativement se faire jour au-delà des questions de rémunération :

  • une attention au fait que les ressources des aides-soignants, auxiliaires de vie ne leur permettent pas d’habiter dans les métropoles à proximité des lieux où ils sont investis, d’où la nécessité de réparer cette iniquité dont on mesure la réalité lorsqu’on a besoin soi-même de soins.
  • la création d’espaces de paroles à proposer aux soignants afin qu’ils ne soient pas confrontés à une omerta les laissant dans une solitude intérieure, cause d’usures et de blessures dommageables.

Et si nous faisions mémoire de ces mots de Péguy : « les héros et les saints sont comme de belles grandes citadelles sans armes … Tout occupés à produire, ils ne gardent rien de leur force pour assurer leur propre sécurité. Ils n’ont aucun goût à plaider leur propre grandeur. Ils y seraient maladroits ».

Notre maladresse à nous serait de ne point les défendre.

Bernard Devert

Mai 2023

Soeur Marie

Sœur Marie, Nelly Chambrillon, née à Troyes, il y a près de 91 ans, a rejoint le Seigneur qu’elle a servi et aimé.

Religieuse Clarisse, dans l’ordre de la famille franciscaine, elle fut Supérieure de la Communauté de Vassieux pendant de longues années, où elle accompagna ses Sœurs jusqu’au soir de leur vie.

Il émanait du visage de Marie une lumineuse bonté et une douceur qui n’avait rien de doucereux, tant elle était habitée par la conviction que l’Espérance qui la portait ne lui permettait en aucune façon de se résigner face à la misère.

Marie ne se contentait pas d’être indignée, elle agissait.

Comment, disait-elle, prier avec les psaumes qui hurlent de faire cesser la pauvreté et de faire place à ceux qui ne la trouvent pas. Aussi, en accord avec sa Communauté, elle ouvrit une partie du couvent à 9 familles en situation de grandes fragilités sociales.

Elle faisait sien ce mot de François Cheng, qui écrira bien plus tard, nécessaire est la clôture pour que le lieu devienne lien.

Ma Sœur, lui diront certains, la prière demande du calme pour trouver la paix intérieure ! Seulement, elle savait du plus profond d’elle-même que cette paix ne se trouve que dans un combat qui ne permet ni de se taire, ni d’attendre, alors que tant de frères et sœurs désespèrent de trouver un espace de vie, respectueux de ce qu’ils sont.

Dieu était pour Marie non pas une idée, une invention, mais une découverte l’appelant à accueillir l’inattendu, cet inouï qui a aussi pour nom, l’audace.

A Caluire, sur ce site résidentiel de Vassieux, les périphéries, si chères à notre Pape François, trouvèrent leur place dans l’esprit du Poverello François d’Assise et de Claire.

La lumière du visage de Marie n’était pas indifférente à son engagement discret, mais décisif afin que les oubliés de notre Société puissent envisager un ‘autrement’. Elle en fut un acteur, accompagnant Habitat et Humanisme, pas simplement parce qu’elle reçut l’association dans ses murs mais pour, ensemble, faire tomber ces murs de la misère, cet enfer qui brûle la solidarité.

La maison Sainte Claire, chemin de Bel-Air, est un des beaux fruits de sa détermination à faire naître plus de justice. Les nombreuses personnes, qui ont participé le 7 novembre à l’inauguration, gardent en mémoire sa magnifique allocution qui restera affichée dans le hall d’entrée de cette élégante résidence dont la source est le cœur.

Pour reprendre les mots de François Cheng, « oui, nécessaire clôture pour que lieu soit appel et l’instant répons sans fin ».

Une voix s’est éteinte, laissant une trace où la finitude se brise sur un infini.

Bernard Devert

25 avril 2023

Pâques, ce jardin de l’âme

La solidarité se cultive ; elle relève d’une semence. Lorsque nous la partageons, les cœurs s’ouvrent et s’émerveillent du rayonnement qui naissent de ces jardins où des femmes et des hommes ont pris le temps de s’inviter pour participer à ce qui fait fleurir la vie.

Ce qui embellit le désert, dit le Petit Prince, c’est qu’il cache un puits quelque part. Cette référence à l’eau, sans laquelle il n’y aurait pas de jardin, exprime notre soif de la beauté et de cette fleur unique que, seul, le cœur parvient à découvrir.

L’humanisme est une pressante mission à veiller à ce que le monde soit un jardin, habitable pour tous.

Il nous souvient dans le livre la Cité de la Joie, de cette fleur unique. Dans ce lieu d’extrême pauvreté, quasiment de chaos, elle se révèle le signe d’une désarmante espérance. Les cœurs authentiquement ouverts ne sont-ils pas toujours des jardins intérieurs.

Les fruits de la terre doivent être recueillis comme signe d’un partage entre tous que François Cheng exprime dans son poème Le Jardin :

« Que chaque fleur porte visage et nom. Que chaque fruit préserve faim et soif. Que vent et pluie, soir et aube renouvellent leurs offrandes sur l’herbe. Que l’infini, lui, face halte sur la cime des pins. Oui, nécessaire clôture pour que le lieu devienne lien et le temps, attente »

Quelle attente, celle d’une promesse qui nous met en chemin vers ces jardins où le Ressuscité lui-même est reconnu comme le jardinier. Comment s’en étonner ? Là où la vie jaillit dans un inattendu, toujours, un nouvel Eden surgit.

La Résurrection est celle des cœurs. Nous pouvons l’appréhender et même l’apprivoiser dans cet infini que François Cheng nomme l’éternité-instant.

Qui n’a pas connu ces moments mémoriels à partir de situations très concrètes, source d’une mémoire d’avenir où les finitudes faites de ces inessentiels perdent enfin de leur importance jusqu’à laisser place à une lumière diaphane.

Dans cette perspective, la résurrection plus prégnante que nous l’imaginons, introduit dans nos vies la vision de ce qui nous élève pour refuser que l’autre ne tombe. J’ai le sentiment ici d’être frère de ces chercheurs de sens qui habitent ce mot de Teilhard de Chardin : « tout ce qui monte converge ».

Alors, j’ose vous dire, belle fête de Pâques pour être celle d’une vie qui se risque à l’infini.

Bernard Devert

Pâques 2023

Des clés pour accéder à la Maison Commune

La Maison Commune exprime une hospitalité dont la recherche apparaît comme un rêve ou comme un possible, mais lointain ; l’accès n’apparaît-il pas quelque peu verrouillé. Où sont donc les clés.

Eureka, elles sont trouvées !

Les soignants de plusieurs ehpad se sont réunis en ateliers pour un travail d’ajustement à l’égard de ces « clés » afin qu’elles soient mieux partagées.

Le résultat est la création d’un pass qui déverrouille neuf points pour en ouvrir le passage ; quels sont-ils : le regard, le sens, les racines, les signes, la singularité, l’attention, la sensibilité, la maîtrise et les gestes.

Le regard, au sens de Claudel : « sur un regard, j’ai tout compris ». Comprendre, ce n’est pas posséder mais se laisser habiter par la confiance proposée. Qui sommes-nous pour la recevoir, l’interrogation traduit un émerveillement.

Le sens est une entrée dans une relation, d’où des liens à bâtir, à co-construire, jamais étranger à la question du sens. Nous n’avons pas tout à inventer. Nous nous inscrivons dans un rite avec des gestes répétitifs. Personne d’autre que celui qui les fait ne peut les habiter. Le rite soulage, sans réduire le champ des possibles mais il facilite la créativité.

Le sens exprime une ouverture, une orientation qui introduit le sens de l’autre.

Racines. L’autre est différent, il a une histoire complexe ou pas, mais l’histoire est toujours à respecter avec une infinie délicatesse, sans la passer au crible de son moi possessif, parfois régressif. Chacun a son histoire, en d’autres termes ses racines à partir desquelles se joue le respect de la singularité, reconnaissance de l’altérité.

Signes. Les signes parlent, parfois blessent ou alertent sur un danger ou un inattendu. Récepteur de signes, chacun est aussi celui qui les transmet, d’où une invitation à les décrypter pour la pacification des liens. Ils sont pour partie ce que je veux bien qu’ils soient pour l’autre.

L’autre. Cette attention ouvre un espace de vigilance où l’autre n’est plus un anonyme mais un être singulier ; nous ne pouvons l’aborder que dans un apprivoisement, pour être différent de nous. Cette reconnaissance donne naissance à des relations singulières, personnalisées, une ouverture à la singularité de l’être. Un éveil, souvent un réveil pour se rendre disponible à l’autre, trace du respect de sa sensibilité.

Sensibilité. Elle est l’heureuse vulnérabilité de chaque être ; il ne s’agit pas de l’occulter mais de la laisser transparaître en veillant à la maîtrise nécessaire pour ne pas submerger l’autre des difficultés qui peuvent nous envahir.

Maîtrise. Nous touchons ici l’acte du soin et du prendre soin qui dépasse la technicité pour se présenter comme une générosité surgissant dès lors qu’elle est accompagnée de ce regard et de ces gestes qui disent à l’autre qu’il compte.

Silence. Les mots évoqués ne sont que des clés qui ouvrent sur un espace intérieur où l’écoute et le regard traduisent l’ouverture du cœur.

La Maison Commune alors n’a rien de commun pour réunir des êtres bien décidés à vivre l’aventure de ces passages où les petites morts traversées nous font comprendre que nous sommes des passeurs vers cet infini, lequel se propose souvent dans l’instant d’une rencontre.

S’éprouve alors le fait que la finitude s’efface quand nous entrons dans le service où l’autre n’est plus seulement l’autre, mais un frère.

Bernard Devert

Mars 2023