Alors que la Société est plongée dans un pessimisme la faisant douter d’elle-même, voici qu’elle rebondit dans ces heures où elle est blessée, agressée sur ses valeurs fondatrices de liberté et du respect des personnes.
Si les civilisations sont mortelles, comme le rappelait Valéry, la Nation est magnifiquement vivante. Menacée, elle se refuse d’être menaçante ; quelle force et quelle noblesse !
Le sursaut de la marche « historique » du 11 janvier fit entendre une urgente et saine question : « Et après » ; d’aucuns pressentent qu’elle est juste, mais se demandent avec appréhension comment réussir désormais ce qui n’a pas été possible hier.
Personne n’aime les changements mais le modèle qu’on croyait rassurant ne l’est plus. Cette observation partagée traduit à minima les conditions pour entrer dans « l’après ».
Le corps social sait, même s’il ne l’avoue pas toujours, qu’il ne trouvera son unité que dans une ferme détermination à discerner les ruptures à opérer pour quitter un temps qui n’est déjà plus. La liberté d’émotion et d’expression doit être suivie de celle de la réflexion ; l’heure est trop grave pour que soit différée la mise en œuvre des conditions d’un « faire ensemble » pour un mieux « vivre ensemble ».
Le corps social est rompu parce qu’il n’a pas su vivre des partages, non qu’il n’ait pas essayé, soyons justes, mais la politique d’immigration n’a pas su, ou pu prendre en compte des différences qui se sont avérées des frontières.
Manuel Valls n’hésite pas à parler d’apartheid alors que Nicolas Sarkozy se dit consterné par une telle expression. La consternation ne naît-elle pas de ce refus de nommer ce qui est.
Nombre de personnes issues de l’immigration et leurs descendants connaissent un chômage récurrent et massif, d’où un sentiment d’injustice jusqu’à éprouver celui d’être rejetés par la Société.
Le « vivre ensemble », mal préparé, a été accueilli au sein de grandes opérations d’urbanisme dont la conception portait pourtant la trace de réels idéaux. Tout a sombré. Le départ des classes moyennes a accéléré le fait que certains de ces quartiers sont devenus des enclos identitaires.
La progression des addictions n’est pas non plus étrangère au maintien de territoires de non-droit, fracturés socialement par les économies parallèles et souterraines.
Les plus fragiles de notre Société en sont les captifs pour vivre en ghettos, littéralement des lieux d’où on ne sort pas ; combien de leurs habitants jugent qu’ils ne s’en sortent plus en raison de l’éclatement des codes du « vivre ensemble » et de l’instrumentalisation du religieux qui au lieu de relier s’avère parfois l’alibi de la violence.
Dans son ouvrage « La femme de Job », Andrée Chedid, écrit : « Dieu se défaisait de son masque vengeur. Le Dieu sans mesure, plus vaste que les horizons ; le Dieu qui disparaît et renaît dans toutes les langues s’exprimait, enfin, d’une autre voix.
L’autre voix à entendre est de comprendre que de violent et de vengeur, il n’y a que l’homme.
Les Sociétés plus fragiles doivent se libérer des idées de puissance pour être attentives à la vulnérabilité. Dans ces moments, il serait bien de méditer la réflexion de Paul Ricoeur : « l’objet de la responsabilité est le fragile pour être confié à notre garde, à notre soin ».
La question n’est pas seulement le débat sur la laïcité que de reconnaître que tous, laïcs et religieux, sont appelés à une plus vive attention à la fragilité, condition d’un « faire ensemble » pour « vivre ensemble ».
Bernard Devert
Janvier 2015