C’est dans un contexte de crise sanitaire qui a mis les activités en sommeil, annonciatrice d’un choc économique et social, qu’il m’est demandé par les membres du Bureau de la Fédération de préciser ma vision de l’association.
Est-ce l’actualité qui met un focus sur le soin et le prendre-soin, me conduisant à axer la vision du Mouvement sur ce thème, peut-être, mais je crois que c’est davantage la prise en compte que l’humanisme est un soin, partageant le propos de la philosophe Cynthia Fleury : « Quand la civilisation n’est pas soin, elle n’est rien ».
D’aucuns auraient pu craindre que les 3 pôles d’activités d’H&H entraînent un éclatement de l’association. Bien au contraire, le soin et le prendre-soin renforcent son unité. Ensemble, ne sommes-nous pas blessés par le fait que les plus pauvres accèdent le plus difficilement au logement social, que ceux qui ont dû quitter leur territoire en raison de la misère, des guerres, ou encore des déserts climatiques ne trouvent pas d’hospitalité et que les plus fragiles en raison de la dépendance, de l’isolement et du manque de ressources ne bénéficient pas d’un logement adapté au soir de leur vie.
Le ‘fil rouge’ de notre engagement, c’est l’attention à l’autre dans le respect de son éminente dignité, chacun étant une perle. Flaubert dit que ce n’est pas la perle qui fait le collier, mais le fil.
Habitat et Humanisme est simplement ce fil, mais il est aussi ce fil pour que les perles ne s’égarent point.
Cette vision, je vous la partage dans la conviction que, tous portés par l’engagement, les attentes et expériences, nous parviendrons à une approche qui renforcera encore notre unité, traduisant ce souffle que tous, nous voulons habiter pour mieux répondre au sens de notre mission.
L’horizon est difficile. Le reconnaître, ce n’est pas sombrer dans un pessimisme mais inscrire la vision pour les cinq années qui viennent en distinguant le souhaitable du possible, sans altérer le désir mobilisateur qui nous anime, changer et faire changer.
Alors que le corps social était en souffrance, en raison d’un virus aussi invisible que destructeur, les soignants se sont levés et ont relevé la Société en lui offrant une solidarité se révélant un sillon d’espoir. Ne furent-ils pas dénommés, non sans pertinence, l’armée blanche qui nous sortit de l’ombre.
Ils se nommaient comme soignants, observant qu’il n’était pas fait de différence entre professeurs, docteurs, infirmiers, aides-soignants, auxiliaires de vie, ce qui est un peu une première, tant était grande leur unité.
Si le coronavirus est venu troubler notre quiétude. Les soignants ont apporté une telle contribution que si, hier, ils manifestaient dans les rues pour avoir une juste reconnaissance, ils sont désormais acclamés comme des sauveurs, non seulement parce qu’ils ont protégé mais pour avoir suscité des ouvertures si riches de sens, d’abnégation et de disponibilité, qu’ils sont, dans ce ‘monde d’après’, les pionniers d’un autrement.
L’acte du soin et du prendre-soin a été appréhendé pour ce qu’il est : un humanisme qui nous a tous interrogés et sans doute un peu changés, nous invitant à en être des acteurs dans ces « jours de l’après », suivant l’expression partagée.
Edgar Morin, dans son petit livre de 150 pages, résume magistralement les leçons du coronavirus, sous le titre : « changeons de voie » ; des voies réformatrices traduisant un espoir qui n’est pas – je le cite – certitude, mais un appel à prendre parti et faire pari.
Notre vision ne relève-t-elle pas de ce parti et de ce pari.
Ce parti est le préalable à un soin pour diagnostiquer la misère comme une violence que les Institutions ne peuvent pas, seules, éradiquer, d’où la nécessité que se lèvent des hommes et des femmes mobilisés pour ce formidable et noble combat. Ils sont anonymes, appelés les bénévoles ; ils sont pourtant la première force d’H&H.
Notre vision est que la fragilité est une chance pour être chemin d’humanité.
Les bénévoles manquent, plus exactement ils manquent pour un monde plus humain
Les bénévoles ne sont-ils pas ces résistants qui guérissent des maux de la Société, aux fins de lui offrir plus d’humanité.
Résister est une expression chère à notre Mouvement ; nous la trouvons dans les textes fondateurs de 1985.
Cette résistance ne nous conduit pas à dénoncer, d’autres le font bien sans que nous ayons à ajouter encore notre voix. Il s’agit de résister au sens de faire surgir une voie, celle des utopies, ces vérités de demain, selon la formule de Victor Hugo, que nous voulons voir apparaître dans l’aujourd’hui.
Les utopies réalistes, introduisent un avenir pour ceux qui n’en ont pas.
Qui attend de nous que nous devenions un grand acteur de l’économie ? L’espérance est ailleurs, elle s’inscrit dans notre détermination à faire tomber des murs. Quels murs ? Ceux invisibles, ou plus exactement ceux que la Société fait semblant de ne pas voir, tel celui du sans-abrisme qui est une tache honteuse.
La rue tue physiquement et moralement, mais ces morts ne réveillent la conscience de personne ou de si peu. La Société s’est habituée, au sens ou Péguy retient ce mot, traduisant la plus grande des perversités.
Heureusement, les bénévoles veillent et nous réveillent.
Dans cette vision 2020-2025, je voudrais leur exprimer notre commune gratitude. Que serait Habitat et Humanisme sans eux.
Au cœur de sa mission de résistance, H&H doit en découdre avec le mythe de Babel
La crise sanitaire a entraîné le dé-confinement de ce mythe, toujours aussi vivace, fût-il dénoncé dès la création de la ville. La ghettoïsation des pauvres est un échec des valeurs judéo-chrétiennes mais aussi républicaines, observant la difficulté de notre Pays à acter son unité et son indivisibilité.
La réalité, c’est que notre Société consent aux archipels.
Habitat et Humanisme se doit de lutter contre Babel, si destructrice de l’humain.
L’intuition fondatrice d’H&H est de combattre l’homogénéité des quartiers traduisant le refus de l’autre. Les mêmes, bénéficiant de solides formations et relations, habités par un esprit de corps, concourent à des séparations avec ceux qui n’ont pas les mêmes chances et qui par là-même se perdent, jusqu’à connaître l’exclusion.
Il y eut une voix qui retentit : ‘et les autres’ (cf. la Genèse). Cette voix était magnifiquement humaine ; elle était celle de Dieu !
Ne sommes-nous pas là au cœur de notre engagement et de notre vision : ne point céder, même si, ici et là, des esprits dits éclairés soulignent que c’est peine perdue, considérant notre investissement comme offrant une cohabitation, voire une juxtaposition mais point ce « vivre ensemble » leur apparaissant comme une incongruité.
J’en porte la responsabilité pour avoir introduit trop rapidement ce ‘vivre ensemble’ sans trop m’inquiéter des modalités pour le faire naître, nécessitant ‑ vous l’avez mieux compris que moi ‑ de mettre l’accent sur le « faire ensemble ».
Une correction a été ainsi apportée dans la vision d’H&H ; je vous en sais gré.
Trouvons le souffle de Lévinas, rappelant que le moi devant autrui est infiniment responsable ; l’avenir, c’est l’autre.
N’est-ce pas précisément ce qui nous réunit.
Au cours de ces 55 jours de confinement, le logement s’est révélé un « quasi hôpital » pour se mettre à l’abri du virus (restez chez vous, protégez-vous).
Quelle différence entre ceux qui avaient la chance de vivre dans un espace confortable dans des quartiers équilibrés et ceux confinés dans des ‘machines à loger’. Il s’en est suivi une déchirure de la Société, mettant en exergue cette grave injustice qu’est finalement Babel, encore là.
Habitat et Humanisme est un pari sur l’avenir.
Si ces 8 semaines furent difficiles, loin de plonger dans un coma sociétal, elles suscitèrent des rêves nous éveillant à cette interdépendance, comme l’évoque si justement Eléna Lasida, faisant à la fois de chaque personne, proche et lointaine, une menace et un allié pour combattre ce virus.
Le pari, pour reprendre le mot d’Edgar Morin, c’est que nous soyons des alliés. Ne le sommes-nous pas pour déjà nous mobiliser contre l’inacceptable, habités par cette conviction soulignée si justement par Albert Camus : l’admirable chez l’homme l’emporte sur le méprisable.
Les crises sont toujours un réveil de l’éthique, non pas un jugement mais un appel à une plus grande ouverture, facilitant des avancées qui ne peuvent qu’enrichir la vision de notre Mouvement.
Atteindrons-nous le résultat. Le sujet n’est pas là, il s’agit de privilégier l’orbite que nous voulons placer dans notre vision : la promesse plutôt qu’un espoir d’une civilisation du care, l’humain l’emportant sur toute autre considération.
Ce confinement, qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, a cependant permis d’aller vers cet essentiel qui n’est pas étranger à notre Mouvement pour ne pas faire mystère de notre volonté de résister aux situations qui accablent.
Deux écueils doivent être évités : le relativisme et le scepticisme.
Le relativisme conduit à des comparaisons démobilisatrices, accompagnées d’une recherche d’alibis pour ne point agir au motif que c’est inutile ou impossible.
Alors, naît le scepticisme de voir se lever des changements. Qu’importe si nous ne les voyons pas, notre responsabilité est de dépasser cette peur pour aller vers l’essentiel qui, dans ce prendre soin de l’autre, s’articule autour de trois engagements.
Les 3 missions d’H&H :
- Bâtir pour ceux qui n’ont plus ou pas de logement, en veillant absolument à ce que la vulnérabilité ne soit pas ce chemin vers les quartiers qui déjà stigmatisent la misère et, par-là même, la pérennisent.
Notre vision partagée exprime le désir d’aller au plus vite et au plus loin, aux fins d’entendre le moins souvent possible le cri de nos frères en attente d’un toit.
Cette attente est si destructrice, qu’il nous appartient en conscience de ne pas la faire porter sur ceux qui sont déjà écrasés par les épreuves, d’où des moyens à mettre en œuvre pour que l’urgence demeure ce qu’elle est, un soin protégeant ce qu’il y a de plus grand, la vie.
Il ne m’appartient pas dans cette vision de quantifier les besoins ; ils sont considérables, sachant que c’est à chacune des associations du Mouvement de voir ce qu’elle peut entreprendre pour apporter sa pierre à l’équité recherchée.
- Le prendre-soin ne protège pas seulement les plus brisés par la Société mais aussi la Nation toute entière, confrontée à de si grands abimes que la cohésion sociale est en souffrance. Quelle paix possible dès lors qu’une injustice faite à un seul est une menace faite à tous (l’Esprit des lois – Montesquieu).
- Créer des liens avec ceux qui n’en ont plus, condamnés à une solitude aussi amère que délétère.
Ces liens sont à construire à partir de :
- L’accompagnement
L’accompagnement personnel doit rester une de nos préoccupations si nous voulons être des compagnons de route de ceux qui, à un moment ou un autre, sont restés au bord du chemin.
Permettez-moi de vous partager la parole de ce frère fragilisé par la pauvreté : chez nous on ne s’arrête pas, on passe, ajoutant ne viennent que ceux qui sont payés pour cela.
Terrible.
- Des tiers-lieux que sont notamment les escales solidaires facilitant la rencontre et la diversité des publics, s’asseyant à une même table, celle de l’hôte.
La crise sociale annoncée est susceptible de faire surgir le drame de la faim. Un SDF me témoignait récemment que pour lui l’urgence était moins de trouver un logement que de parvenir à se nourrir.
L’hospitalité doit être au cœur de notre engagement, se rappelant que c’est le même mot pour dire celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le repas en est le modèle.
Les tiers-lieux facilitent ces repas sans que les plus fragiles aient honte de leur situation alors qu’ils sont des victimes et seulement des victimes.
Il nous faut combattre ces idées injustes véhiculées, ici et là, que les pauvres sont responsables de leur sort. A la honte que représentent ces propos, s’ajoute le mensonge.
Dans notre vision, la juste situation des pauvres doit être mieux prise en compte pour être mieux comprise.
- Ouverture d’un pôle culturel (art, musique, chant choral, théâtre).
Au cours de cet été, une belle avancée d’humanité avec la participation d’artistes qui ont proposé :
- aux personnes âgées au sein de nos établissements ayant souffert de l’isolement pendant le confinement, des spectacles vécus comme des marques de sympathie, trace d’une ouverture de cœur, brisant bien des amertumes.
- des rencontres à des jeunes qui n’imaginaient pas être dignes d’intérêt, tels ces mineurs sans parents ayant fui leur Pays en raison de la violence, ou encore ceux qui demeuraient dans leur cité avec pour horizon l’ennui.
L’homme ne vit pas seulement de pain. Ne nions pas sa soif et sa faim d’une autre nourriture qui appelle un infini respect, tant elle témoigne du passage de ce ‘moi préfabriqué’ à ce moi où l’on peut dire, suivant la belle expression d’Arthur Rimbaud, je est un autre.
Quelle est la clé de ce prendre-soin : la gratuité, en d’autres termes l’amour, si ce mot peut être ici prononcé.
La gratuité est un soin, une inespérée ouverture que nous devons porter à un niveau plus important.
Le temps peut user, comme l’insuffisance angoissante de ne point parvenir à ce que l’on souhaiterait, d’où le risque de jeter le ‘manche après la cognée’ ; voici que le cœur change tout pour donner, redonner l’énergie à cette urgente nécessité de maintenir le cap, d’accepter de commencer, de recommencer… encore.
Les bénévoles nous partagent ce don, un magnifique cadeau. Ils poursuivront tant que l’action sera animée non point par des objectifs quantitatifs mais des perspectives transformatrices des relations, offrant la trace de l’étonnement, parfois de l’émerveillement.
Cette gratuité est aussi au cœur de l’économie sur laquelle repose notre action. Quelle utopie ! Il n’empêche qu’ensemble nous la faisons exister.
Une économie qui fait place à la gratuité.
Michel Camdessus, ancien Directeur Général du FMI, rappelait la nécessité d’une certaine gratuité dans l’économie.
L’argent doit perdre de sa prétention, parfois de son arrogance. Il nous appartient non pas de dénoncer les méfaits de Mammon mais de le mettre à sa place. Quelle place, celle de serviteur.
Il est prêté à l’économiste Adam Smith le concept de la main invisible. Il s’agit plutôt de prendre la main pour une économie responsable en intimant au serviteur son rôle : servir et non point se servir.
Les paradis fiscaux ne sont pas les seuls destinataires de capitaux, via cette main invisible facilement instrumentalisée pour déserter la fertilité des investissements bâtissant la maison commune.
Aussi appartient-il à Habitat et Humanisme de mieux définir ses raisons d’être
La question fait débat dans l’acte d’entreprendre avec la Loi PACTE (22 mai 2019) qui vise à resituer la place des entreprises dans la Société pour mieux prendre en compte les enjeux sociétaux et environnementaux.
Le monde associatif ne saurait rester à distance de cette préoccupation.
L’heure n’est pas celle des parachutes mais d’un envol vers des hauteurs pour ne point se laisser enfermer par des mesures conservatoires et confiscatoires faisant obstacle à l’avenir. Le concept de la raison d’être dans ces heures incertaines, apparaît le fer de lance d’une croissance équilibrée.
La responsabilité en sera comme réveillée pour ouvrir une approche du sens, une éthique et une direction vers ce bien. A force de le chercher, disait Jean Boissonnat, on finit par y contribuer.
Que de raisons pour poursuivre. Un éloge de la patience, certes, mais qui immanquablement déloge la misère.
Cette perspective au cœur de la vision d’Habitat et Humanisme nous conduit à ouvrir les yeux, à entendre le cri des pauvres qui est aussi celui de la planète, pour reprendre le beau texte de Laudato Si.
Cette encyclique, qui n’était d’ailleurs pas adressée aux seuls croyants, a été fort bien reçue. Nul doute qu’elle rejoint les cœurs, mais aussi l’esprit de ceux qui s’engagent au sein d’Habitat et Humanisme.
Notre vision humaniste traduit une spiritualité, éloignée de l’illusion pour témoigner d’une espérance concrète.
L’illusion enjolive les apparences ; elle est un carnaval, suivant le mot de Bernanos, alors que l’espérance est source d’une lumière intérieure pour que, dans des situations parfois sombres vers lesquelles nous nous approchons, nous demeurions mobilisés pour combattre ce qui abime l’homme.
La pauvreté un mal à combattre, un esprit à sauvegarder, rappelait Dom Helder Camara.
Si d’aucuns pensent que c’est un rêve, alors n’oublions pas qu’un des grands prophètes du vivre ensemble, Martin Luther-King, l’a vécu. Son assassinat n’a pas fait mourir son rêve. Il demeure actuel pour nous aider à comprendre que rêver, ce n’est pas s’évader mais se risquer pour faire surgir de nouveaux possibles.
« Je rêve que, un jour, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité » (discours prononcé par Martin Luther King – au Lincoln Mémorial de Washington, le 28 août 1963).
Quel bonheur d’être appelés à cette fraternité. Ne suscite-t-elle pas déjà pour nous des horizons qui, pour en éclairer le sens, nous invitent à être des appelants, faisant nôtre cette conviction d’Hölderlin : « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».
Cette croissance n’est-elle pas celle que nous recherchons.
Bernard Devert
20 août 2020